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Bulletin Numismatique n°202 37 F ace à l’essor des transactions électroniques et à l’avène- ment des crypto-monnaies, les besoins en argent li- quide ne cessent de diminuer à travers le monde. La pandémie que nous connaissons actuellement a infligé un nouveau tour de vis à cette tendance de fond, mais voilà que des voix discordantes finissent par trouver une oreille atten- tive auprès des décideurs politiques au regard des préoccupa- tions sociales que suscite la possible disparition pure et simple des pièces et billets. Retour sur l’exemple de la Suède, en pointe sur ce sujet. La mort annoncée des billets et autres monnaies sonnantes et trébuchantes dans les portefeuilles des Suédois a déjà fait cou- ler beaucoup d’encre. Dès le tournant des années 2010, les besoins sans cesse décroissants des usagers ont coïncidé avec le souhait des institutions financières de ne pas se laisser dis- tancer par l’innovation technologique. À cet égard, la Suède a développé une e-couronne susceptible de remplacer pièces et billets, avec pour ultime objectif de passer au « tout numé- rique ». Dans les faits, le déclin du cash dans l’économie sué- doise est très net : la proportion des paiements en liquide dans les commerces (40 % en 2010) a chuté à 15 % en 2016. À l’église, la traditionnelle corbeille en osier a été supplantée par le virement téléphonique Swish et, dans la rue, le men- diant a troqué sa casquette contre une affichette portant son numéro de compte ouvert auprès du même opérateur. Mo- dernité, efficacité, souplesse, les avantages du paiement élec- tronique sont certes nombreux. Face à ces arguments, la vive désapprobation et les regrets ré- pétés des billetophiles et numismates de Suède et d’ailleurs ne semblaient pouvoir faire le poids. Pas plus que les inquiétudes d’ordre social qui se sont vite fait jour quant au sort des plus démunis de la société suédoise. En effet, le recours au numé- rique pour toutes les transactions impose de détenir un compte en banque (donc un domicile fixe), de maîtriser les outils numériques et de disposer d’un accès permanent aux réseaux internet et téléphonique. Autant de conditions que ne remplissent pas les immigrés, les touristes, les populations en situation de grande précarité, de nombreuses personnes âgées, mais aussi les habitants de zones rurales reculées, par- fois encore dépourvues de réseau. Quid encore des valeurs qu’incarne la monnaie, compagnon de tous les jours, symbole d’unité nationale, vitrine internationale et, plus que tout, émanation tangible du pouvoir politique ? Autant d’argu- ments balayés d’un revers de main. L’affaire semblait jusque- là parfaitement ficelée. Pourtant, le vent a fini par tourner. En novembre dernier, la Suède a ainsi adopté à la quasi-unanimité de ses députés une loi entrée en vigueur le 1 er janvier 2020, laquelle revient sur cette tentation du tout numérique en imposant aux établisse- ments bancaires de fournir des services en argent liquide. Plus concrètement, les Suédois devront être en mesure de retirer du cash, et les entreprises d’en déposer, dans un rayon de 25 km. Björn Eriksson, militant de l’association Kontantup- proret qui œuvre en faveur du maintien de l’argent liquide, s’est fait depuis la première heure le porte-parole des plus vul- nérables et se félicite de ces avancées. Les banques ont un an pour se mettre en conformité. Gare aux récalcitrants ! Toutefois, le plus dur reste probablement d’emporter l’adhé- sion des commerces. Aujourd’hui, 56 milliards de couronnes sont en circulation dans le pays, soit 1,2 % seulement du PIB (zone euro 10 %). Seules 6 % des transactions se font en es- pèces. Les magasins sont en droit de refuser les paiements en liquide, et à l’exception des débits de boissons alcoolisées où l’anonymat est parfois implicitement recherché, il faut bien avouer que le cash ne fait plus vraiment recette, y compris dans les commerces de proximité, où aucun minimum d’achat n’est requis pour un paiement par carte. Mais alors, comment inciter les commerces à suivre les parlementaires ? Paradoxalement, les arguments susceptibles d’appuyer ce coup de frein au tout numérique pourraient bien être tout à fait étrangers à la lutte contre les inégalités sociales et les moti- vations affichées des députés. Des craintes en termes de sécu- rité civile sont de plus en plus partagées parmi la société et suscitent une défiance grandissante parmi les jeunes et les couches sociales supérieures. Qu’adviendrait-il de la Suède si elle devait se trouver dépourvue de moyens de paiement en cas de guerre, de cyber-attaques ? Enfin, l’hostilité face au fi- chage électronique du consommateur progresse également au sein de la société. L’ombre de Big Brother, fantasme ou réalité, n’est jamais bien loin lorsqu’il est question de faire entrer la technologie numérique dans le quotidien du consommateur. Ainsi, si 80 % des pays expliquent travailler aujourd’hui à des projets de monnaie électronique pour contrer les crypto- monnaies et accompagner la disparition du cash, la fin de la partie n’a pas encore été sifflée pour autant. L’argent liquide semble avoir encore quelques atouts dans sa manche, et en- core toute sa place dans nos économies et nos sociétés. La Banque centrale suédoise, détentrice d’un monopole en la matière, a quant à elle pris acte avec force satisfaction de ce « pas dans la bonne direction ». Philippe CORNU CASH SUÉDOIS CHRONIQUE D’UNE MORT DÉPROGRAMMÉE

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