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Bulletin Numismatique n°203 37 s’agit du reste d’un sentiment que les touristes qui visitent Paris peuvent encore ressentir de nos jours : ramener une Tour Eiffel en modèle réduit paraît souvent incontournable. L’autre facteur réside dans la nature privée de la « Nouvelle Bastille », à une époque où les termes « produits dérivés », « merchandising » n’existent pas encore en tant que tels. Nous émettons l’hypothèse que les organisateurs n’ont pas pris en charge cet aspect-là, soit parce qu’ils n’ont pas pu le faire, soit parce qu’ils n’en ont pas vu un intérêt particulier se dégager. Cette absence a été palliée par des initiatives très artisanales ou par des fabricants particuliers, tels A. Desaide. Nous pos- tulons donc que le revers de cette médaille devait être inscrit au catalogue Desaide, entre 1888 et 1892. Nous ignorons, néanmoins, si l’ajout du modèle a été motivé par une pre- mière commande, ou bien s’il s’agit d’une décision, d’une envie du graveur. En revanche, il est certain que la commercialisation était liée à des commandes tangibles, qui devaient s’effectuer à un mo- ment différent de la visite, évidemment plutôt a posteriori. Il est difficile d’imaginer qu’elle fût disponible sur place, avec un certain volume déjà frappé – ce qui aurait constitué un pari financier assez peu raisonnable. En revanche, les mé- dailles qui sont aujourd’hui les plus communes répondent à une logique différente. Les contingences budgétaires sont évi- demment différentes quand on s’inscrit dans un cadre officiel, avec un budget dédié comme pour les médailles officielles. De même l’administration des Monnaies pouvait se per- mettre de constituer un stock, comme la réédition de la mé- daille de 1878, car le risque financier n’est pas de même na- ture que pour un industriel privé. Par ailleurs, cette double dynamique, qui conduit à limiter la visibilité de la reconstitution de la Bastille dans les objets commémoratifs, devait clairement arranger l’État français. Cette faible disponibilité limitait la probabilité de ramener un objet polémique, source de réactions potentiellement hos- tiles à l’étranger. Pour finir, le compromis bâti autour de la reconstitution conduit à cette forme de paradoxe : en dépit d’une polémique bien attestée, la Bastille a conquis le public, elle a été le siège d’une intense ferveur républicaine. Elle n’a certes pas eu la longévité de la Tour Eiffel – qui devait subsister pendant 10 ans avant d’être démontée. Néanmoins, ses trois années d’existence auraient pu lui assurer une place dans la mémoire collective de la nation. Il n’en est rien. Elle a sombré dans un oubli assez profond. Rien n’a été assez puissant pour éclairer cet épisode singulier. Même s’il existe quelques documents, des affiches, des photos détenues par des personnes privées, par la BNF ou dans des musées, les objets en rapport avec cette attraction demeurent malgré tout assez rares et ils sont rarement montrés. C’est peut-être ce qui explique l’absence d’empreinte d’un événement pourtant assez exceptionnel. Guillaume CHASSANITE lieu de témoignage historique. Sur ce point, la lecture de la presse de l’époque nous livre une image intéressante, car la qualité de la restitution des faits devient rapidement un sujet fécond – et âpre – de discussions. L’un des quotidiens les plus en vue de l’époque, Le Gaulois , donne ainsi la parole à Victo- rien Sardou, le 14 mai 1888 21 , un auteur dramatique reconnu comme expert sur la période révolutionnaire, et bientôt appe- lé à connaître une renommée encore supérieure avec la paru- tion de Madame Sans-Gêne en 1893. Celui-ci identifie quelques inexactitudes sur le plan architectural : par exemple la présence de la porte saint-Antoine, l’axe de celle-ci, mais celles-ci sont considérées comme des « erreurs de mise en scène ». Les conditions et la portée des emprisonnements, la place de l’arbitraire incarnée par les lettres de cachet, concentrent l’essentiel de ses récriminations. D’après lui, le régime de la détention était plutôt clément et il s’en prend au statut des cachots : lieu principal de l’incarcération pour les uns, punition exceptionnelle pour les autres. Il dénonce une lecture politique de la réplique de la forteresse-prison : « cette exhibition est faite pour réveiller dans les âmes naïves l’hor- reur de la tyrannie… la tyrannie de Louis XVI !!! ». Les pro- pos de Victorien Sardou sont repris dans la Croix , dès le len- demain, le 15 mai 1888. Ils suscitent des réactions, et il paraît clair que la polémique n’a pas désenflé tout au long de l’existence de la réplique de la Bastille. Par exemple, on trouve un article en première page du Petit Parisien – en fait un édito, daté du 27 janvier 1889, intitulé « le prisonnier de la Bastille ». Il commence de cette façon : « Il a paru original, récemment, dans quelques Revues, de publier une série d’articles où l’on s’attachait à démontrer que les prisonniers de la Bastille n’étaient point si fort à plaindre, qu’il y avait une forte part de légende dans les mau- vais traitements qu’ils ont subis (…) ». La suite de l’article expose le contenu d’une correspondance privée d’un ancien prisonnier, le baron Hennequin, qui décrit la dureté de son emprisonnement. Au fond, on observe un affrontement entre des parutions très conservatrices ou monarchistes ( Le Gaulois, La Croix ) et des quotidiens plus ancrés dans le camp républi- cain, qu’il soit modéré ou radical ( le Petit Parisien, le Temps ), autour de la nature de la monarchie en général et de Louis XVI en particulier. Il ne s’agit pas ici d’arbitrer le débat, mais de constater qu’une polémique aussi vigoureuse est assurément un facteur qui n’a pu que contribuer au succès de la Nouvelle Bastille. Le parfum du scandale dissuade rarement les gens d’aller voir par eux-mêmes, bien au contraire. Puisque cette première hypothèse d’un échec populaire paraît devoir être écarté, nous pensons raisonnable d’imputer la dis- crétion des objets commémoratifs à deux motifs. D’abord, elle est liée à la place éminente de la Tour Eiffel dans l’Expo- sition, qui fait que chacun veut ramener un souvenir en rap- port avec celle-ci. Elle focalise l’attention, elle peut aboutir, hier comme aujourd’hui, à « écraser » toute autre image. Il 21  Le titre de l’article, « Légende détruite », est particulièrement expli- cite sur l’intention MÉDAILLE COMMÉMORATIVE DE L’EXPOSITION UNIVERSELLE 1889 - CENTENAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE ET « NOUVELLE BASTILLE »

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